«Depuis
1992, j'ai connu trois plans sociaux. Cette fois-ci, on
nous dit : faites vos valises, vous ne trouverez plus
rien ici.» Francis Obigand, chaudronnier
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Soissons envoyé spécial
ci, c'est la route de Reims, bientôt
on l'appellera la route de la misère.» Christian Chevallier,
ouvrier imprimeur chez AR Carton, 198 emplois, regarde la
rue qui s'en va vers le centre de Soissons. A gauche, BSL
Industries, une grosse usine de chaudronnerie industrielle,
305 emplois, qui fermera le 25 mai. A droite, sa filiale,
Berthier, 56 salariés, de la chaudronnerie aussi, en sursis
jusqu'à demain. De l'autre côté de la ville, la chaudronnerie
Pecquet-Tesson sera liquidée le 15 mai et licenciera 64
personnes.
623 emplois vont disparaître ce mois-ci dans l'agglomération
de Soissons, 50 000 habitants, qui ne se remet pas de
la disparition de Wolber, filiale de Michelin (450 salariés),
en 2000. Mardi, les ouvriers des entreprises concernées
ont bloqué les accès de Soissons. Des quatre points cardinaux
de la ville montaient les volutes de fumée noire des pneus
enflammés. Soissons s'est endormie : tous les commerçants
ainsi que la mairie ont fermé leurs portes. Une sorte
de SOS pour salariés abandonnés.
«Flambant neuve.» Car c'est bien le sentiment
qui domine chez ces ouvriers. Ceux d'AR Carton se sentent
des orphelins de l'Union européenne. L'imprimerie fabrique
l'emballage de la lessive Paic ou de la bière Heineken.
«Une usine flambant neuve, entièrement restructurée
en 2001, avec des subventions en plus», se désole
Alain Beaudon, délégué CGT. AR a perdu le contrat de Procter
& Gamble, qui passe des appels d'offres mondiaux pour
ses impressions. «La fermeture, on nous l'a annoncée
par fax. Le directeur est parti, c'est dire l'élégance
de l'actionnaire.» Car il y a un actionnaire. Un gros
groupe d'im primerie suédois, contrôlé par des fonds de
pension finlandais, qui possède 17 sites en Europe. «Peer
Lundeen, le patron d'AR pour l'Europe, nous a écrit. Selon
lui, comme l'entreprise est en liquidation, ce sont les
actifs qui doivent servir à financer le plan social.»
Autant dire, pas de plan social du tout.
«On croyait avoir tout vu avec Michelin, il y a pire,
explose Alain Beaudon. Il paraît que la Suède,
c'est un modèle social...» Me Philippe Brun, avocat
de la CGT, qui avait gagné dans l'affaire du plan social
Wolber contre Michelin, va tenter de porter l'affaire
devant les tribunaux suédois : «Ce n'est pas d'un trop
d'Europe, mais d'un pas assez d'Europe dont on souffre.»
Les futurs licenciés sont donc réduits à demander à l'AGS
(Assurance garantie des salaires, gérée par le Medef)
de payer l'indemnité légale, soit un cinquième de mois
de salaire brut par année d'ancien neté. Christian Chevalier,
50 ans, conducteur héliogravure, ne décolère pas : «J'aurais
40 000 francs après vingt-neuf années d'ancienneté ! Un
coup de pied au cul. Les fonds de pension nous ont abandonnés.
Mais, comme les Moulinex, on va occuper l'usine à partir
du 26. Les machines ne partiront pas tant qu'on n'aura
pas une surprime, comme eux, de 140 000 francs [21
134 euros].»
Hyperqualifiés. Les métallos de BSL Industries,
eux, se sentent les floués du nucléaire français. BSL
a équipé quasiment toutes les centrales françaises. Revêtu
les piscines de refroidissement d'une couche d'inox imperméable,
fourni des condenseurs et autres appareils lourds : «On
fait tout, du 30 kg jusqu'à 300 tonnes», dit fièrement
un ouvrier. Ici, on fait du sur-mesure, le nec plus
ultra de la chaudronnerie, fabriqué par des ouvriers
âgés (47 ans en moyenne), mais hyperqualifiés : «Il
faut cinq ans pour former un soudeur, dix ans pour un
chaudronnier.» Et la vingtaine d'apprentis en témoigne.
Mais, depuis la fin du programme nucléaire français, l'entreprise
passe de mains en mains et, en 1998, c'est le personnel
lui-même qui a monté une RES (reprise d'entreprise par
ses salariés). «Le directeur était parti avec la caisse»,
rappelle, amer, le secrétaire du CE (comité d'entreprise),
Marcel Mahu. «Des clients, on en a, et à l'exportation,
explique Jacques Jolly, directeur des achats. Mais
il faut un fonds de roulement pour financer l'activité.»
C'est là que le bât blesse.
Les salariés en veulent à Areva, le client historique
de BSL (ex-Cogema, CEA, Framatome), qui aurait traîné
pour payer une facture de 2,3 millions d'euros, précipitant
la crise de trésorerie. Pis, le ministère de l'Industrie
a rendu un arbitrage favorable à Areva. «Qui est la
présidente d'Areva ? Anne Lauvergeon (1)»,
rappelle-t-on chez BSL. «Il y a quinze jours, l'administrateur
a annoncé la liquidation. Les gens se sont arrêtés dans
l'instant», regrette Jacques Jolly, montrant les commandes
inachevées, pour plusieurs millions d'euros, qui patientent
dans les hangars. BSL a emmené dans sa chute sa filiale,
Berthier. Francis Obigand, chaudronnier, attend demain,
date limite d'une éventuelle reprise. «Depuis 1992,
j'ai connu trois plans sociaux. Cette fois-ci, on nous
dit : faites vos valises, vous ne trouverez plus rien
ici. On sent bien que c'est cuit.»
Droit d'alerte. Chez Pecquet-Tesson, l'accusé,
c'est la justice. «On ne peut imaginer comme on est
colère», s'écrie Yannick Le Poder, délégué CGT. Car
il y a pour 18 millions d'eu ros de comman des. Mais les
actionnaires, qui avaient repris l'entreprise en 2001,
auraient con fon du le compte courant de la PME avec le
leur. «On nous a volé près de 5 millions de francs,
ça a accéléré la disparition de l'entreprise.» Le
CE a bien fait jouer le droit d'alerte en janvier, mais
l'information judiciaire vient juste de démarrer. Trop
tard pour sauver les emplois. «Où est la justice ?
Où est l'Etat ?» demandent les occupants des barrages.
L'Etat, à Soissons, a pour visage Martine Clavel, la
sous-préfète. «On attend beaucoup de la puissance publique,
dit- elle poliment. On ira le plus loin possible, mais
nous sommes liés par les textes et par la comptabilité
publique.» Surtout, l'Etat ne veut pas payer les indemnités
de licenciement ou les préretraites à la place du secteur
privé défaillant, comme il l'a fait à Caen pour les Moulinex,
désormais «étalon» des plans sociaux. D'après un haut
fonctionnaire, le coût d'un licenciement en France s'élèverait
désormais en moyenne à 30 500 euros par personne.
Champ de blé. Mais surtout, les emplois tardent
à revenir. 300 Wolber sont toujours en attente d'un nouveau
travail, et certaines ouvrières vivent dans l'angoisse
de voir les maris eux aussi licenciés. Sur le site de
l'ancienne usine de pneus, transformée en zone d'activité,
on ne compte aujourd'hui que 59 emplois. La maire, Marie-Edith
Errasti (DVD), se dit certaine d'atteindre les «300».
Martine Clavel ne donne pas de chiffres. Mais demande
de la patience pour voir naître deux plate-formes logistiques
: «Il faudrait dix-huit mois au minimum. On essaye
de faire moins, mais c'est difficile.»
La communauté d'agglomération a un projet de zone industrielle,
mais c'est encore un champ de blé qui domine la ville.
Soissons a bien lancé un technopole. Sur le site Internet
de la ville, on affiche l'existence d'une dizaine d'emplois
pour quatre start-up. Mardi, les syndicalistes CGT ont
envoyé une lettre au Président : «Vous avez déclaré
avoir compris le message qui s'exprime dans le peuple.
Nous ne doutons pas que vous mettez toute votre autorité
pour nous aider.» L'urgence n'est pas que sociale
: ici Le Pen totalisait 24,95 % des voix le 5 mai.
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